«
Mais il était dit dans la légende de Beren et Lúthien que celle-ci apprit la langue natale de Beren au cours de leurs longs voyages communs et l’employa dès lors pour parler entre eux. Peu de temps avant qu’ils ne finissent par revenir aux frontières de Doriath, il lui demanda pourquoi elle faisait cela, puisque sa propre langue était plus riche et plus belle. Elle resta alors silencieuse et ses yeux semblèrent regarder au loin avant qu’elle ne réponde : “Pourquoi ? Parce que je dois renoncer à toi ou renoncer à mon propre peuple et devenir l’une des enfants des Hommes. Comme je ne renoncerai jamais à toi, je dois apprendre le parler de ta parentèle, et de la mienne. »
1)
’origine du bëorien n’est pas aussi bien connue que celle des langues elfiques, mais on sait que les Edain furent longtemps en contact avec les Nandor et les Avari à l’est des Ered Luin, à qui ils devaient « une grande part de leur parler »2). Les Peuples de Hador et de Bëor partageaient une origine commune. Selon les Lambeñgolmor elfiques, le bëorien avait divergé du hadorien un millier d’années ou moins avant que le Peuple de Bëor n’atteigne le Beleriand, sans doute avec l’afflux de gens d’une autre tribu, car « la langue de Bëor contenait de nombreux éléments de caractère étranger »3). Le texte « The Problem of Rôs » précise que les ancêtres des Peuples de Bëor et de Hador avaient un temps habité de part et d’autre de la mer de Rhûn :
« Les Atani n’avaient jamais vu la Grande Mer avant d’arriver enfin en Beleriand, mais d’après ses propres légendes et histoires, au cours de sa migration vers l’Ouest, le Peuple de Hador avait longtemps habité les côtes d’une mer trop large pour que l’autre bord soit visible ; elle n’avait pas de marées, mais était visitée par de grandes tempêtes. Ce n’est qu’après avoir développé l’art de la construction navale que les gens plus tard connus sous le nom de Peuple de Hador découvrirent qu’une partie de leur troupe dont ils avaient été séparés avait rejoint la même mer avant eux et demeurait au pied des hautes collines au sud-ouest, tandis qu’eux vivaient au nord-est, dans les bois qui s’approchaient là des côtes. […] Leurs langues avaient déjà divergé avec la rapidité des parlers des Hommes aux « Jours sans écrits », et continuaient à se différencier, bien qu’ils demeurassent amis de parenté reconnue, unis par leur haine et leur peur du Seigneur Sombre (Morgoth), contre qui ils s’étaient rebellés. »
4)
Le hadorien et le bëorien possédaient un grand nombre de mots en commun et on notait aisément que ces deux langues étaient apparentées5). L’intercompréhension était toutefois difficile, à cause des changements phonétiques du bëorien6). Après leur installation en Beleriand, le Peuple de Bëor continua au moins un temps à parler sa langue ancestrale, bien qu’ils empruntassent ou adaptassent de nombreux mots sindarins7). Ce qui advint ultérieurement est sujet à débat, le texte le plus tardif que Tolkien ait écrit sur ce sujet donnant l’impression de se contredire en l’espace de quelques pages. La plupart des textes affirment qu’au cours de leur séjour en Beleriand, les gens de Bëor abandonnèrent leur propre langue au profit du sindarin. Ils n’auraient conservés que certains noms propres hérités de leurs ancêtres et « quelques mots ou phrases préservées dans les légendes ». Le bëorien serait en fait tombé dans un oubli presque complet, sauf pour les Elfes qui l’avaient jadis étudié8). Une note attachée au texte d’« Aldarion & Erendis » précise même que l’emploi généralisé du sindarin au nord-ouest de Númenor était dû au fait que cette région de l’île avait été colonisée principalement par des gens descendant du Peuple de Bëor9). Toutefois, une note tirée d’« Of Dwarves and Men » affirme que les campagnards de cette région parlaient « un dialecte bëorien » et que chez les Edain, le sindarin était toujours resté une langue apprise au cours de la jeunesse10).
Il est difficile de réconcilier ces deux points de vue, à moins de supposer que les survivants du Peuple de Bëor, sans doute assez peu nombreux, aient progressivement adopté le hadorien après s’être mélangé aux autres Edain fuyant la ruine de Beleriand. Ce serait ce mélange qui aurait donné naissance à l’adûnaïque classique. Ils auraient toutefois conservé suffisamment de mots d’origine bëorienne pour que la conversation avec les gens de Hador soit difficile. Aussi, après s’être installés en Andustar, la plupart d’entre eux se seraient mis à employer le sindarin pour leur commerce avec les autres habitants de l’île. Seuls les gens les moins cultivés auraient été incapables de parler autre chose que le « dialecte bëorien » susmentionné. Cela permettrait d’ailleurs de comprendre pourquoi les descendants du Peuple de Bëor auraient souhaité se rassembler dans une région particulière. On pourrait même y voir l’une des raisons pour lesquelles la majorité des Fidèles fut plus tard originaire de la même région. Le ban imposé aux langues elfiques aurait eu pour conséquence de les marginaliser au sein de la société númenórienne.
n sait en revanche avec certitude que plusieurs Eldar apprirent le bëorien. Puisque « la langue de Bëor et de son peuple ressemblait à la langue elfique par nombre de ses mots et de ses constructions »11), Finrod Felagund n’eut aucun mal à apprendre celle-ci lors de sa première rencontre avec les Edain. Sa pratique de l’ósanwë l’aida d’ailleurs considérablement à comprendre les messages que ses interlocuteurs voulaient exprimer12). Lúthien appris à parler bëorien au cours de ses longs voyages avec Beren. Elle l’utilisa ensuite systématiquement pour parler avec lui, en dépit du fait que Beren trouvait le doriathrin « plus riche et plus beau » que sa propre langue. En effet, elle avait conscience que son amour pour Beren la forcerait à choisir le destin des Hommes13). Cette connaissance passa ensuite à leur fils Dior, qui utilisa le terme bëorien rêda « héritier » pour nommer l’un de ses fils, Elúred14).
La structure de la langue bëorienne nous est à peu près inconnue, mais plusieurs noms sont attestés, à commencer par les surnoms qui furent attribués à Felagund, Nóm « Sagesse », et aux Ñoldor, Nómin « Les Sages »15). À la différence du halethien, qui dispose manifestement d’un suffixe pluriel en –in, cet exemple tend à indiquer que ce n’était pas le cas en bëorien, à moins de supposer que nóm pouvait aussi bien signifier « sage » que « sagesse ». Le surnom Bëor, qui fut attribué à Balan après qu’il se fut mis au service de Felagund, voulait dire « Serviteur, Vassal ». Il devint un titre des chefs de la Maison de Bëor jusqu’à la quasi-disparition de celle-ci après Dagor Bragollach16). Dans une note associée à l’histoire de Túrin, le terme hal(a) « observer, garder » était dit être commun au bëorien et au halethien17). Dans la conception finale qu’avait Tolkien des langues des Edain, il faut donc supposer que ce terme faisait partie des noms « de caractère étranger » qu’on pouvait observer chez le Peuple de Bëor. En revanche, on ne sait si les dérivés halethiens de ce terme se retrouvaient en bëorien. Alors que Tolkien avait très longtemps considéré le nom atan comme un terme quenya, il semble avoir fini par en faire un terme bëorien signifiant « homme, être humain par distinction d’avec les créatures », ultérieurement adapté en quenya et en sindarin et dont l’usage fut finalement restreint aux Peuples de Bëor, de Haleth et de Hador après l’arrivée des Orientaux18).
Certains termes bëoriens eurent une histoire externe complexe. Dans l’essai intitulé « The Problem of Rós », Tolkien voulut faire des suffixes –ros et –wing, tirés des noms Elros et Elwing, des éléments bëoriens plutôt qu’elfiques. Le premier serait venu du bëorien rôs, anciennement roth (róþ), signifiant « écume, crête blanche des vagues », un terme qui aurait perduré en adûnaïque19). Il fut toutefois contraint de reconnaître que le suffixe –ros était signalé être sindarin dans l’Appendice E du SdA20). L’élément roth se retrouvait néanmoins dans le nom adûnaïque du navire d’Eärendil, Rôthinzil « Fleur d’écume »21), « employé dans les chansons et légendes adûnaïques concernant la venue des Atani à Númenor »22). Ce mot devait donc être attesté dans l’une des langues des Edain, bien qu’il puisse s’agir d’un emprunt au sindarin contemporain des guerres de Beleriand. Le bëorien wing(a), qui lui n’apparaissait pas en adûnaïque, signifiait « fine pluie, écume des fontaines et des cascades portée par le vent »23). Néanmoins, Tolkien semble avoir renoncé à en faire un élément du nom Elwing, sans qu’on puisse dire s’il choisit de rejeter entièrement ce mot24). On connaît encore plusieurs noms propres d’origine bëorienne dont on ignore la signification. Il s’agit essentiellement de l’ancien nom de Bëor, Balan, et des noms de ses fils, Baran et Belen, nés avant sa rencontre avec Felagund. Le second fils de Baran, Baranor, est probablement aussi d’origine bëorienne, car il serait difficile à expliquer en sindarin. Le premier élément reprenant le nom de son père, il est possible que le suffixe –or ait signifié « fils de » ou « semblable à » en bëorien. Par ricochet, peut-être faudrait-il considérer comme bëoriens les noms de Boron et Beldir, qui appartenaient à la même génération que Baranor, en dépit du fait qu’ils ont une structure compatible avec la phonologie du sindarin25).
Quand Tolkien différencia les dialectes des Edain, il commença par décider que le Peuple de Bëor et les Haladin parlaient la même langue, tandis que les suivants de Marach parlaient une langue étrangère26). Ce n’est que dans « Of Dwarves and Men », un texte postérieur à 1969, que les relations linguistiques des trois Peuples des Edain devinrent celles que l’on connaît27).
Le surnom humain de Felagund, traduit par « Sagesse », semble précéder de beaucoup la conception d’une langue bëorienne indépendante. Il devait expliquer l’origine du terme « Gnomes », que Tolkien avait donné aux Ñoldor28). Le premier manuscrit du « Quenta Silmarillion » contient la première version attestée de ce nom dans la langue de Bëor, qui était alors considérée être le taliska : « On rapporte que dans l’ancien parler de ces gens, qu’ils abandonnèrent plus tard en Beleriand au profit de la langue des Gnomes, de sorte qu’elle est désormais presque oubliée, ce mot était Widris. »29) Après l’invention de l’adûnaïque, Tolkien attribua à Felagund le surnom Sômar « Sagesse » et aux Ñoldor celui de Samuri « les Sages »30), ultérieurement changé en Nómil puis en Nómin après que celui de Felagund fut altéré en Nóm31).
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